Discours d'hommage

Dario MaNTOVANI

Prononcé le 1er septembre 2020

Chers amis de Jean-Louis,

La mélodie jouée par Emmanuelle Lemirre m’a rappelé quand je téléphonais à Jean-Louis le dimanche après-midi. On entendait presque toujours les notes d’un concerto qu’il était en train d’écouter. Mais ce n’est pas sa voix qui nous répond aujourd’hui, c’est notre voix qui résonne solitaire, et qui doit trouver des mots. Depuis que Jean-Louis nous a quittés, un mot me vient souvent à l’esprit : « perfection ». C’est un mot qui peut effrayer, mais si c’est ce que l’on pense, il ne faut pas hésiter à le prononcer à haute voix. Bien sûr, je ne veux pas dire que Jean-Louis était parfait en tout, personne ne voudra le décrire comme un bon cuisinier. Je veux dire : parfait dans toutes les manifestations de l’esprit qui comptent pour un homme, un savant, un ami.

Je vais essayer d’expliquer ce mot qui m’accompagne, mais d’abord, je veux le penser vivant.

Aujourd’hui, le 1er septembre justement, Jean-Louis aurait dû être à Rome pour présenter son séminaire au sein de l’atelier que depuis quelques années nous animons avec lui et Hélène Ménard à l’École française ; j’y étais hier pour la première séance, Hélène y est restée pour assurer la continuité du travail des élèves. Jusqu’à la mi-juillet, il confiait à Arnaud Suspène qu’il n’excluait pas encore de venir. Je me l’imagine : debout, devant la table de la salle Volterra, effilé, avec son visage d’homme mûr et tout autant de jeune garçon. À cet instant précis, il serait en train de feuilleter les livres du fonds ancien, les yeux pétillants de bonheur, racontant aux élèves les amitiés et les rivalités entre les humanistes du XVIème siècle, dans leur course à publier des manuscrits juridiques.

Et à la fin, une fois le dernier livre posé, il se serait prêté aux questions des élèves et il se serait entretenu avec chacun et chacune d’eux, s’intéressant à leurs thèmes de recherche. Toujours avec ce même sourire de bonheur. Mais aujourd’hui, il n’est pas à Rome.

Il était lié à l’Italie par une affinité profonde : il en aimait les peintres, l’architecture et les mets raffinés (les truffes !), mais surtout il aimait l’Italie de la Renaissance, car elle a fait renaître l’Antiquité et nous l’a transmise. C’était un lien né à l’École française, dont il avait été membre et dont il a ensuite présidé le Conseil d’Administration pendant la direction de Catherine Virlouvet (et je sais gré à Brigitte Marin qui a pensé d’organiser avec quelque collègue proche, jeudi prochain, avec les élèves de l’atelier un moment en souvenir du maître qu’ils n’ont pas pu connaître). En Italie, il avait aussi participé à un projet dirigé par Aldo Schiavone, qui l’amena à écrire une biographie indépassable du juriste Quintus Mucius Scaevola.

À Pavie, Jean-Louis était chez lui. Il avait participé, depuis sa création en 2003, à la formation postdoctorale du Cedant et il l’a fait de façon parfaite. J’ai fait le calcul : il a été le plus assidu des conférenciers, dans 10 éditions sur 14, et à chaque édition il publiait une recherche originale sur un sujet différent. Je vous l’avoue, cela a constitué une partie très importante de ma vie : pour ma femme aussi et mes enfants il était devenu notre cher Jean-Louis. Il a trouvé en Italie, où le droit romain compte de nombreux spécialistes, un terrain particulièrement propice pour ses recherches. Mais son arrivée n’a pas laissé les choses comme elles étaient : dans les trente dernières années, Jean-Louis a montré plus que tout autre que l’étude du droit romain, pour devenir compréhension d’une mentalité, requérait la connaissance du philologue et la sensibilité de l’historien, en somme ses talents. Ses talents, qui étaient si nombreux que, comme le disait Cicéron justement à propos de Scaevola, « personne ne peut se permettre facilement même d’en faire l’éloge. »  J’ai pensé donc de réfléchir à la façon dont il a fait fructifier cette perfection, autour de deux mots, « projet » et « progrès ».

« Projet », d’abord. On dit que, dans un voyage, le plus important ce n’est pas la destination, mais le chemin. Certes, pour Jean-Louis, le chemin, à savoir la lecture et l’écriture quotidienne, à la Galerie Vivienne, dans son bureau à vitres, à la fois caché et transparent comme il l’était, était un plaisir immense. Mais pour lui, la destination était également importante. Il savait où aller. Je suis convaincu qu’il avait un plan. D’abord pour ce qui concerne son emploi du temps : s’il rendait tout ponctuellement, c’est parce qu’il planifiait. Et je ne pense pas que ce soit un hasard si, dès qu’il s’est approché de ses soixante-cinq ans, il a entrepris des recueils de ses articles et des rééditions de ses livres, en commençant par les Recherches sur les lois comitiales publié à Pavie, puis Rome et le monde grec, grâce à Denis Rousset et Anna Heller, et le recueil des études cicéroniens avec Raffaele Ruggiero. Mais plus encore. À première vue, les thématiques qu’il étudiait paraissent éloignées les unes des autres, au point qu’il ne semble pas possible que la même personne puisse les maîtriser. Et pourtant elles découlaient d’une sorte de projet conscient. Les rapports culturels entre Rome et le monde grec ne peuvent être étudiés sans connaître la façon dont la philosophie grecque a été reçue à Rome, et sans connaître la législation qui réglait le comportement des gouverneurs dans les provinces. Et la législation ne peut être étudiée sans s’intéresser à sa transmission, souvent confiée aux copies humanistes des manuscrits ou d’inscriptions aujourd’hui perdues. Cela a conduit Jean-Louis à s’intéresser à Panvinio, à Matal, à Augustìn, aux Pithou, ces auteurs dont il aurait parlé aujourd’hui à Rome. Et les mémoriaux de délégations envoyées au sanctuaire oraculaire de Claros donnent aussi accès au monde des cités grecques sous l’empire.

Et cette cohérence ne se borne pas au seul plan scientifique. Si l’on essaie de mettre de l’ordre dans l’infinité des charges et activités qu’il a accomplies, l’idée que Jean-Louis poursuivait une vision bien définie se fait évidente, vouée à créer les conditions même matérielles pour l’étude de l’antiquité et pour permettre à des nouvelles générations de s’y dédier. La direction du Centre Glotz amena à l’mise en place de la bibliothèque, un abri intellectuel pour tous ceux qui, à Paris, s’intéressent à l’Antiquité. Et sa contribution intense à la vie de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, qu’était-ce, sinon la reproduction d’une véritable république des Lettres ?

Et on entrevoit aussi l’origine, le modèle. La série latine des Belles Lettres n’est pas sans nous rappeler la course des humanistes pour publier les manuscrits retrouvés.

Et l’important projet Lepor des lois publiques des Romains, développé avec ténacité avec Philippe Moreau, son ami si proche, et un groupe de collègues, n’est-ce pas là le renouveau moderne du recueil des lois de l’archevêque Antonio Augustìn au XVIe siècle que Jean-Louis connaissait par cœur ? 

Bref. Il y avait dans son activité une ampleur et une authenticité qui provenait justement du fait d’être la continuation du projet des grands humanistes, qu’il n’étudiait pas seulement, il en réactualisait la posture, la posture d’un bâtisseur.

Et comment ne pas voir que Jean-Louis, commentateur raffiné du De officiis de Cicéron, en réalité, s’appliquait à lui-même la conception du devoir qu’il trouvait dans ces pages ? On a évoqué la grandeur d’âme avec laquelle il a affronté sa maladie, sans jamais se soustraire le moins du monde à ses devoirs. On a souvent utilisé l’adjectif « stoïque ». Dans son cas, ce n’est pas seulement une façon de dire : il a vraiment cultivé son humanité à travers ses études.

Officium, devoir : il me semble que Jean-Louis avait donné à sa vie la forme d’un officium joyeux.

Après « projet », « progrès ».

Son style d’écriture s’apparente à l’écriture scientifique. Ses articles auraient pu paraître dans Nature au lieu du Journal des Savants : pas de métaphores, pas de redondances ; l’exposé incessant des faits est le moteur du récit. Et dans les notes, on ne trouvera pas la discussion pédante de tel ou tel article ; Jean-Louis indiquait les travaux qui avaient abouti à des résultats qu’il considérait acquis, dont il partait. C’est un style révélateur : Jean-Louis concevait la recherche comme un progrès. Il était convaincu qu’en bâtissant sur des données objectives, de génération en génération, on peut mieux s’approcher du passé.  

Je parle de données, mais les données pour un antiquisant ne ressortent que de l’interprétation des textes. Et comme on le sait, dans la lecture des textes, il était infaillible : il ne se trompait jamais.

Voilà ce que j’entendais en disant qu’il était parfait.

Il a beaucoup œuvré, beaucoup écrit. Mais si une vie se mesure mieux en amis qu’en livres, Jean-Louis a eu une vie très, très riche. Il a été aussi le collègue, le maître, l’ami parfait.

On pourrait s’attendre à ce qu’une personne aussi érudite soit distante, je ne dis pas par orgueil, mais par le seul fait de trouver si peu d’interlocuteurs à sa hauteur : je crois que quand nous lui parlions, il comprenait notre pensée dès les premiers mots. Et pourtant, il était proche de ses amis, de ses élèves : ils sont ici présents, et lui ont montré leur gratitude par leurs accomplissements, en plus de l’avoir assisté jusqu’au dernier jour.

Surtout, il se prêtait aux plus jeunes des étudiants, avec la même grâce avec laquelle il traitait les collègues les plus confirmés. Qui ne se souvient pas des listes de corrections qu’il remettait après une lecture, et qui allait jusqu’aux coquilles ? Voilà ce qu’il aurait fait s’il était à Rome aujourd’hui.

Et son sens inébranlable de l’amitié. Et l’amour infini pour sa mère, qu’il a assistée avec dignité et responsabilité. Il ne remplissait pas l’espace, il laissait à chacun sa liberté, jusqu’à ce que on réalisait que sans lui, quelque chose d’essentiel nous manquait.

Une question s’impose pour terminer. D’où lui venait cette ouverture d’esprit, de cœur ? Essayons encore de penser à lui.

Quelle est la première chose que nous manque de lui ? Son rire, qui s’élevait soudain comme un bruit de cailloux roulant dans un torrent d’eau claire, presque en brisant la conversation. J’ai toujours ressenti son rire comme celui d’une personne qui exprimait le désir d’être accepté par un monde qui n’avait pas tous ses talents.

Je resterai à regarder la fleur jusqu’à ce que je l’entende, dit une poétesse.

Je resterai avec le souvenir de Jean-Louis jusqu’à ce que j’entende à nouveau son rire.