Michael Crawford devant le British Museum, une des institutions culturelles favorites de Jean-Louis

Discours d'hommage

MICHAEL H. CRAWFORD

Prononcé le 1er septembre 2020

Face à la perte terrible que nous avons tous soufferte, ce que je voudrais souligner en parlant devant vous aujourd’hui est la façon dont Jean-Louis a enrichi la vie de tous ceux avec lesquels il est entré en contact, non seulement du point de vue intellectuel – et là les richesses qu’il a prodiguées étaient immenses – mais aussi et peut-être même plus encore du point de vue humain.  Je n’ai pas l’intention de parler longuement du parcours de sa carrière scientifique, mais plutôt d’essayer de caractériser ce qu’il a signifié pour moi et pour mes collègues britanniques : c’est de cela que je vais parler.

  Je le connaissais déjà assez bien au moment où j’ai fait parti du jury de soutenance de sa thèse d’État, une occasion sur laquelle je reviendrai bientôt ; je ne me souviens ni de la date précise de notre premier rencontre – au début des années soixante-dix – ni du lieu, mais l’essentiel est toujours resté parfaitement clair dans ma mémoire : je m’étais mis d’accord, lors d’un passage à Paris, pour déjeuner avec Claude Nicolet, que j’avais rencontré quand il était venu faire des conférences à Oxford ; nous avions pris rendez-vous dans un restaurant, pas du tout exceptionnel, près de la Sorbonne ; sans rien m’en dire auparavant, Nicolet avait fait venir aussi Jean-Louis, qu’il m’a présenté, avec cette introduction, tout-à-fait justifiée, comme on le verra, ‘C’est un “coming man”’.

Nous avons trouvé immédiatement des intérêts communs, dans le domaine de l’histoire de la république romaine, qui était aussi évidemment un des interêts majeurs de Claude Nicolet lui-même.  C’était une période où j’organisais à Cambridge avec mes collègues John Crook et Joyce Reynolds, cette dernière toujours vivante et en bonne forme, ce qu’on appellerait maintenant des petits ‘workshops’.  C’etait très facile – on réservait des chambres d’hôtes pour une nuit du samedi au dimanche dans les trois collèges, pour lesquelles on ne payait que le ‘marginal cost’ ; on passait tout le temps disponible dans un échange intellectuel intensif, on dînait ensemble.  On a invité des collègues, venant surtout de Grande Bretagne, vu la courte durée des réunions.  Naturellement, j’ai invité Jean-Louis à assister à la réunion qui avait pour thème les rapports entre Rome et le monde grec.  Puisqu’il considérait les rapports internationaux comme une question d’une importance capitale, il a accepté avec alacrité.  Ce fut l’un des weekends les plus agréables de ma vie et, je pense, aussi de la vie des autres personnes présentes.

            Il faut dire que l’Eurostar se trouvait alors évidemment dans un futur lointain, les vols Ryanair aussi, et Jean-Louis est arrivé par avion Air France à Heathrow et puis à Cambridge par train ; l’année où il est venu, Air France a réussi à transporter sa valise à Hong Kong.  Jean-Louis est resté tranquille et a contribué activement à la réunion, qui a du commencer avec seulement quelques minutes de retard, tandis que je conduisais Jean-Louis dans un magasin pour faire les achats nécessaires ; heureusement il avait prévu de rester jusqu’au lundi, et il a pu récupérer sa valise juste avant de prendre son vol pour Paris.  Depuis ce moment, Jean-Louis n’a jamais cessé de visiter régulièrement le Royaume Uni, pour participer aux échanges académiques.

            C’était pour moi un privilège immense d’être invité à faire parti du jury de sa soutenance, rituel français dont j’avais entendu parler comme d’un de ceux étudiés par les anthropologues.  Ni Pierre Grimal, directeur de thèse de iure, ni Claude Nicolet, directeur de facto, n’avaient pensé à organiser un déjeuner pour les membres du jury, et j’ai décidé de déjeuner seul tranquillement dans le restaurant Salut l’Artiste, rue Cujas, restaurant hélas depuis longtemps disparu.  Mais j’ai trouvé, déjà installés dans le restaurant, Jean-Louis, qui m’y avait introduit, et sa mère, dont il est resté très proche jusqu’à sa mort il y a quelques années ; impossible de ne pas me joindre à eux ; on a parlé évidemment de tout, à part la thèse, sauf à la fin ; Jean-Louis et moi nous tutoyions depuis longtemps, et je vouvoyais naturellement sa mère ; vers la fin du repas, Jean-Louis m’a dit ‘Il faut que tu me vouvoies pendant la soutenance’, ce que j’ai fait.  Son sens de l’humour, et son attachement à un comportement correct ont toujours été évidents.  Et je n’étais pas déçu non plus par l’intérêt du rituel.

            La thèse a reçu évidemment les félicitations du jury et la recommendation de la publication, et le livre qui a suivi a fait époque : une trentaine d’années après, ce livre, ainsi que ses articles sur le même thème, auraient dû être le sujet, au printemps passé, d’une série de séminaires à Oxford.  Jean-Louis aurait été le ‘guest of honour’, logé dans l’un des collèges pendant deux mois – période qu’il attendait avec impatience.  Mais le coronavirus ou la fragilité de sa santé ont empêché qu’il ait pu jouir de cet honneur.  Mais son enthousiasme pour les séminaires et pour la présence à Oxford, pour laquelle il avait accepté avec chaleur l’invitation, témoignent de sa foi en l’importance des rapports internationaux et de la République des Lettres.

C’est peut-être le moment de parler de la renommée dont Jean-Louis a joui en Grande Bretagne : d’abord membre honoraire de la Roman Society, dans le Journal de laquelle j’ai eu l’honneur de publier, quand j’en étais le Directeur, son article sur l’Archaiologia de Polybe et le De re publica de Cicéron ; il était aussi depuis deux mille dix-huit Corresponding Fellow de la British Academy.

            Sauf pour l’Archaiologia de Polybe, et  même si Jean-Louis a été obligé à participer à quelques fouilles quand il était Membre de l’Ếcole Française de Rome, personne ne pourrait dire que l’archéologie était l’un de ses champs d’activité.  Mais il a bien compris l’importance de ce type de source, et a voulu me rendre une visite quand je fouillais à Fregelles – au début des années quatre-vingt –  et je l’ai même convaincu à participer aux prospections de surface que nous organisions.

            Un deuxième déjeuner avec Nicolet et Jean-Louis dans un restaurant parisien a fourni l’occasion où a pris naissance un projet auquel ont collaboré bon nombre de savants français et britanniques : Roman Statutes.  Le projet s’était formé dans mon esprit au moment où j’étais en train de me transférer de Cambridge à University College London. Il s’agissait de recueillir et de présenter tous les textes des lois romaines, avec apparat critique, traduction et commentaire.  Claude Nicolet avait dirigé le projet qui avait abouti au volume splendide sur la Lex Gabinia Calpurnia de insula Delo, projet auquel Jean-Louis avait offert une collaboration importante, ainsi que Philippe Moreau, que je ne connaissais pas encore vraiment.  L’apport de Nicolet et Jean-Louis étaient évidemment indispensable.  Nous avons pris rendez-vous dans l’excellent petit restaurant La Moisanderie, dans un coin du Palais Royal, restaurant hélas disparu aussi ; j’ai exposé le projet ; Nicolet et Jean-Louis se sont regardés un instant, et Nicolet a dit immédiatement, ‘Bien entendu, nous sommes “pour”’.  Pas de trace de jalousie, même s’il y avait eu récemment une nouvelle édition des Textes de droit romain de Girard, qui contenait beaucoup du même matériel.

            Tous les deux ont assisté ensuite à une série de réunions de travail à travers l’Europe, depuis St Andrews, où John Richardson nous a accueilli, jusqu’à Pavie, où Emilio Gabba, autre membre du projet, était notre hôte; Nicolet, Jean-Louis et Philippe Moreau, ont fait des contributions importantes, notamment sur la Tabula Hebana, la Rogatio Servilia agraria et une série de textes littéraires.  Mais il y a eu aussi une contribution de nature différente de la part de Jean-Louis, sans laquelle le projet n’aurait pas réussi: quelques membres du groupe Roman Statutes appartenaient à ce qu’on peut appeler le genre ‘prima donna’.  Dans des moments de forte tension, c’était toujours Jean-Louis qui avec son intellectualité transparente et son tempérament irénique réussissait à calmer l’atmosphère.

            Il vaut la peine de mentionner deux conséquences importantes du projet. La première : l’idée d’élargir le champs d’étude et de rassembler tous les témoignages concernant toutes les lois du peuple romain, accompagnés de discussions complètes du contenu des différentes lois.  D’où la formation par Jean-Louis et Philippe Moreau du projet Les lois du peuple romain, Leges populi Romani ou LEPOR.  La deuxième : la nécessité de nous occuper des copies humanistiques de l’ainsi dite Tabula Bembina a poussé Jean-Louis et moi à nous occuper de problèmes de l’humanisme en général; cela a abouti dans mon cas à la production de quelques articles, dans le cas de Jean-Louis à un très beau livre, sur Onofrio Panvinio, et à une très longue série d’articles, sur des savants italiens et français, y compris Aymar du Rivail.  Il a également poursuivi cet intérêt tout récemment, avec un article sur l’histoire des tentatives de reconstruction du texte des Douze Tables. On a toujours eu le sentiment qu’il avait une quasi-parenté avec les savants qu’il étudiait.

            J’arrive à la période pénible des dernières années de la vie de Jean-Louis : dès le moment où il a acquis un studio sur le même escalier que son appartement pour héberger ses livres, il est devenu l’hôte le plus généreux que l’on puisse imaginer pour moi et Ulrike Roth, devenue aussi amie très proche de Jean-Louis. Nous l’avons visité régulièrement, quatre, même parfois cinq fois par an, en travaillant aussi dans les bibliothèques du Centre Gernet-Glotz et de l’Ếcole Normale Supérieure et, qui plus est, dînant régulièrement avec Jean-Louis.  C’était une période où je fus pendant des années Bibliothécaire Honoraire de la bibliothèque de l’Institut d’Ếtudes Classiques à Londres, et nous avons échangé régulièrement des idées sur l’entretien et l’enrichissement d’une bibliothèque de recherche.  Jean-Louis y donnait toujours naturellement le meilleur de ses efforts.

            Son amitié est devenue encore plus importante quand j’ai souffert moi-même d’un AVC alors que nous étions à Paris, en offrant à Ulrike tout l’aide possible et en me visitant très souvent à l’hôpital; sans la moindre hésitation il a insisté pour que nous restions aussi longtemps que nous le voulions après ma sortie de la Salpêtrière: une visite de plusieurs semaines est devenue ainsi une visite de plusieurs mois, pendant lesquels Jean-Louis est passé régulièrement contrôler ma santé.  Il n’est donc pas étonnant qu’en visitant Paris encore plus souvent depuis ce moment, nous nous soyons encore plus réjouis de pouvoir passer des heures en sa compagnie.

            Nous l’avons aussi évidemment souvent accueilli à Londres, où il venait visiter des expositions au British Museum et ailleurs, expositions qu’il visitait avec tout l’enthousiasme d’un teenager.  Il est venu se joindre aussi à une célébration de mon rétablissement en décembre deux mille dix-sept, organisée par mes collègues londoniens, dans une large mesure évidemment pour pouvoir renouer ses liens d’amitié avec les universitaires de Londres.  Il a pu passer des vacances d’été splendides à Londres en deux mille dix-huit, pour éviter le quatorze juillet, juste avant le diagnostic tragique du cancer.  Une visite ultérieure a eu lieu au début de deux mille dix-neuf, et une autre avait été programmée pour septembre de la même année, à laquelle il a dû renoncer à cause du calendrier de la chimiothérapie.

            Après la découverte de son cancer, nous avons suivi de très près avec angoisse les peripeteiai de son état de santé ; les progrès qu’avait faits, jusque vers la fin de l’année dernière, la chimiothérapie ; les échecs aussi ; la dernière fois que nous avons pu venir à Paris, en janvier dernier, nous avons dîné avec Jean-Louis presque tous les soirs ; s’il n’y avait eu le coronavirus, nous aurions été à Paris en avril et en mai, et puis en ce mois d’août ; nous sommes restés en contact par téléphone, d’abord chaque semaine, puis chaque jour, jusqu’à quelques jours avant la fin, puis à travers Philippe Moreau, espérant toujours que la médecine trouverait une cure.  Nous avons perdu un ami très cher, un être humain exceptionnel. Je conclus avec quelques mots dans ma langue maternelle, pour résumer ce que Jean-Louis a signifié pour moi: of all the things I have been granted in my life, to have known Jean-Louis, as a scholar and as a human being, is among the greatest gifts of all.