Discours d'hommage

JOHN SCHEID

Prononcé le 1er septembre 2020

Mesdames, Messieurs, chers amis,

aucun jour n’est bon pour mourir, mais les contraintes actuelles font de cette cérémonie un événement particulièrement difficile. Je vous remercie donc d’avoir rejoint Paris pour accompagner et commémorer notre ami et collègue défunt, et j’excuse tous ceux ceux qui nous ont avertis qu’ils se trouvaient dans l’impossibilité de nous rejoindre.

Mon chemin a croisé celui de Jean-Louis en 1974, quand je l’ai découvert comme voisin dans la salle des membres de l’École Française. Nous avons sympathisé tout de suite, et nos carrières sont devenues en quelque sorte parallèles. Je le savais philologue, mais je constatai avec intérêt qu’il compulsait également les volumes d’inscriptions grecques, et aussi l’épais volume consacré à la République dans la série Aufstieg und Niedergang der Römischen Welt. C’est la lecture qu’il faisait de ce pavé qui me permit d’évaluer sa prodigieuse mémoire : il le lisait jour après jour, sans prendre de notes, et il m’a été donné de vérifier qu’il se rappelait tout ce qu’il avait lu. À mon retour en France, nous nous sommes retrouvés au séminaire de Claude Nicolet, dont il était devenu entre-temps le pilier. Et quand j’ai été nommé directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études, nous pûmes nous fréquenter davantage, car il y était alors chargé de conférences en attendant l’élection comme directeur d’études. Nous terminions tous les deux notre doctorat d’État, que nous avions décidé de soutenir même si ce n’était pas encore nécessaire à cette date pour une direction d’études. Il m’a précédé de cinq mois dans cet exercice, en 1987.

L’occasion fut donnée à Jean-Louis peu après de démontrer des qualités pointues pour la gestion de projets scientifiques. Déjà aux temps de son séjour à Rome, il était celui qui posait au directeur G. Vallet des questions directes lors des réunions de membres. Dans les années 1980 et 1990, Jean-Louis appartenait au Centre Glotz, et moi-même au Centre Gernet, conformément aux habitudes de nos Sections de l’École. Avec Jean Andreau j’abandonnai le Centre Gernet pour rallier, à la demande de Jean-Louis, le Centre Glotz qui était à cette époque en pleine refondation. Nous étions toutes et tous animés par la volonté de créer une bibliothèque de recherche qui pût pallier à l’abandon de l’érudition par les bibliothèques universitaires de l’époque. C’était là un projet qui nous mobilisait tous. Claude Nicolet avait eu la mission de tenter de réunir dans un même local les différentes bibliothèques spécialisées de la  Sorbonne, mais il faut avouer que ce projet échoua. En revanche, la présidence du Centre Glotz exercée par Jean-Louis à partir de 1995 permit de déménager dans un même lieu, à l’Institut National d’Histoire de l’Art nouvellement créé, les bibliothèques des Centres Glotz et Gernet, malgré certaines oppositions internes aux équipes. Un ancien du Centre Gernet, Alain Schnapp, œuvrait dans le même sens depuis toujours, et réussit alors en tant que premier directeur de l’INHA à réserver dans le nouvel institut des locaux pour deux équipes de recherche en histoire ancienne avec leur bibliothèque. Le déménagement fut réussi. Pour voir le succès de l’opération il suffit de se rendre aujourd’hui dans cette bibliothèque et de constater qu’il n’y a pratiquement pas de siège libre. Et la personnalité à la fois calme et pondérée, mais également ferme de Jean-Louis, sans parler de son prestige scientifique, permit même de réaliser en 2009 la deuxième étape de ce rapprochement, la fusion des deux centres. Deux entreprises majeures qui ne l’ont pas empêché d’écrire pendant ces années quelques uns de ses plus beaux articles sur les pouvoirs d’Auguste, par exemple, qui ont fait progresser de manière significative notre compréhension du Principat, et attiré l’attention de Claude Nicolet sur les débuts du régime impérial qu’il abhorrait jusqu’alors. Nous connaissons toutes et tous les responsabilités assumées parallèlement par Jean-Louis à la tête de revues ou de conseils scientifiques, et je n’insisterai pas sur cet aspect de son activité, sauf sur un dernier point.

Jean-Louis n’a jamais reculé devant les responsabilités inhérentes à l’administration de la recherche. Il n’aspirait pas à travailler dans la bureaucratie, mais au sein des conseils scientifiques de séries de publications comme celle de la Collection des Universités de France, depuis 2001, et enfin à partir de 2011 comme président de l’Association Budé qui y est liée. Il participa aussi au sauvetage de la Fondation Hardt, mise en danger par une mauvaise gestion, et devint en 2003 membre du Conseil de la Fondation, en 2011 membre du comité scientifique de la Fondation avant d’en être le président depuis 2017. De 2011 jusqu’en 2017, il fut président du Conseil d’administration de l’École française de Rome, et parallèlement il était membre de son conseil scientifique. Il y a siégé en fait jusqu’en mars de cette année comme représentant du Secrétaire perpétuel de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Comme il le faisait toujours, il dirigeait ces conseils avec compétence et humanité, car le succès des jeunes chercheurs et de leurs projets lui tenait toujours à coeur.

Je n’insisterai pas sur les honneurs nationaux et internationaux qu’il a reçus, ni sur sa réputation scientifique, nous les connaissons tous. Partout, en France comme à l’étranger, il collaborait avec le même naturel à des projets locaux. Je me rappelle entre autres notre séjour commun à l’Institut d’études avancées de Princeton, en 1993, où il participa avec Glen Bowersock et Christopher Jones aux débuts de classement et d’exploitation des papiers de Louis Robert, donnés à l’Institute for Advanced Study. Il eut d’ailleurs lors de ce séjour une heure de gloire pour une raison plus futile. En raison de la proximité, les villages des Hamish étaient un objectif régulier des excursions du dimanche. Or ceux qui connaissent les panneaux indicateurs des autoroutes américaines savent qu’ils sont relativement difficiles à comprendre avec des indications du genre : N° de route S, W ou SW. Après que nous eûmes tourné un peu, Jean-Louis s’est concentré sur la carte routière, puis il m’a dit un moment de sortir de l’autoroute, et nous voilà chez les Amish. Eh bien, pendant ce semestre nous étions les seuls parmi les continentaux à avoir découvert ces villages pittoresques, et Jean-Louis était très fier de cette réussite dans le quotidien. Je dois toutefois souligner que malgré la péritie cartographique de Jean-Louis, nous n’avons jamais réussi à quitter légalement Philadelphie. À chaque essai, nous aboutissions à un ancien mur rasé et une clôture déchirée, qui nous permettaient d’entrer sur l’autoroute vers Trenton – en toute illégalité. Ces épisodes ont beaucoup fait rire Jean-Louis.

J’ai voulu évoquer ce souvenir de notre vie dans la retraite studieuse de Princeton et des visites que nous fîmes en Nouvelle Angleterre, car je suis loin d’être le seul à avoir vécu ce genre de séjour avec lui. Jean-Louis était un partenaire très agréable dans la vie collective, qu’il s’agisse de celle d’un laboratoire, d’un groupe d’amis, au cours d’un séjour court ou long à un colloque et dans une institution, ou alors dans le contexte plus austère d’un Conseil. Non seulement, son humour caustique et malicieux animait la journée ou le voyage, mais il vous faisait toujours sentir qu’il avait besoin de vous autant que vous aviez besoin de sa présence. C’était, autrement dit, un ami sans pareil.