Discours d'hommage

Catherine VIRLOUVET

« Jean-Louis Ferrary et l’École française de Rome », Mélanges de l'École française de Rome - Antiquité [En ligne], 133-1 | 2021, mis en ligne le 01 juin 2021, consulté le 21 septembre 2021.

Jean-Louis Ferrary nous a quittés le 9 août 2020. Depuis son séjour comme membre, entre 1973 et 1976, jusqu’à l’année de sa mort, ce sont quarante-sept ans de rapports étroits, intimes dirais-je, avec l’École française de Rome que je voudrais évoquer, en reprenant pour partie l’hommage que je lui rendis en septembre dernier, dans le cadre de « l’atelier Volterra », cette initiation aux sources juridiques à destination des jeunes chercheurs historiens qu’il codirigeait depuis 2017 avec Dario Mantovani et Hélène Ménard.

Si les années de membre avaient été fondatrices dans sa formation à la recherche, il passa toute sa vie à rendre au centuple la dette qu’il estimait avoir envers l’École, par sens du devoir sans doute, mais surtout en raison de  l’attachement profond qu’il avait pour l’institution, pour Rome, et pour l’Italie. Il maîtrisait parfaitement la langue et avouait une certaine fierté lorsque les Italiens qui ne le connaissaient pas lui demandaient s’il n’était pas piémontais. Il y fut heureux, il ne le cachait pas, son rire résonne encore entre les murs de la bibliothèque du palais Farnèse

Il était entré à l’EFR comme philologue et en était ressorti historien (tout en restant un philologue hors pair), comme il se plaisait à le dire. Il n’y a pas de meilleur compliment que l’on puisse adresser à une institution dont la colonne vertébrale est bien l’histoire, en dialogue avec un nombre toujours plus important de sciences, la philologie et l’archéologie des années 1970 ayant été rejointes aujourd’hui par tant d’autres disciplines des sciences humaines et sociales. Son séjour comme farnésien lui permit d’ailleurs de s’initier à l’archéologie. Il n’a jamais prétendu être archéologue, mais il donnait toute leur importance aux apports de cette discipline pour l’étude des sociétés anciennes. Certains se souviennent peut-être du jeune Jean-Louis présentant les fouilles françaises sur le site de Bolsena, en Étrurie méridionale, pour les besoins du film Roma la Rose réalisé en 1975 à l’occasion du centenaire de l’EFR. Mais Jean-Louis retenait avant tout de son séjour comme membre l’extrême liberté de ces trois années qui lui avaient permis d’ouvrir tant de champs de recherche, de sillonner l’Italie, de rencontrer des personnalités scientifiques italiennes et françaises qui eurent un rôle décisif dans son parcours. Ainsi, c’est à l’École qu’il fit vraiment la connaissance de Claude Nicolet dont il devint rapidement sinon l’élève (il fit son doctorat sous la direction de Pierre Grimal), du moins le meilleur disciple. C’est au cours de ces années qu’il apprit à fréquenter la bibliothèque de l’Istituto di diritto romano de l’Université de Rome sous la conduite d’Edoardo Volterra.

Il choisit, pour son mémoire de troisième année, de se pencher sur la première législation concernant les crimes de concussion (les leges repetundarum) avant la dictature de Sylla, en tant que lois « sociales », c’est-à-dire en les envisageant sous l’angle des rapports entre le pouvoir romain et les peuples sujets, ce qui était nouveau à l’époque. Question centrale, objet de débats passionnés au sein de la classe politique romaine en ces derniers siècles de la République, qu’approfondit, en se centrant sur l’Orient grec, le remarquable livre issu de sa thèse, Philhellénisme et impérialisme. Aspects idéologiques de la conquête romaine du monde hellénistique de la seconde guerre de Macédoine à la guerre contre Mithridate, publié en 1988 dans la Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome.

Ce livre, depuis longtemps épuisé, a été l’un des premiers réédités par l’EFR dans la collection des Classiques, enrichi par Jean-Louis d’une précieuse postface dressant l’état actuel des questions abordées, avec une riche mise à jour bibliographique. Il a joué un rôle important dans la création en 2014 de cette nouvelle collection. Approché par d’autres éditeurs désireux de republier cet ouvrage majeur toujours d’une grande actualité pour les étudiants et les collègues, il ne pouvait se résoudre à contribuer ainsi à l’appauvrissement du catalogue des publications de l’EFR, tant était grand son attachement à l’institution. Il encouragea la directrice et le service des publications à se lancer dans une politique de réédition, en format poche et à prix contenu, des titres devenus des références incontournables pour les chercheurs.

Tous les spécialistes de l’Antiquité gréco-romaine connaissent et admirent l’immense savant que fut Jean-Louis Ferrary, ils ont fréquenté et fréquentent son œuvre impressionnante. S’il m’est permis de porter le témoignage de quarante-deux ans d’amitié pour lui, je dirai que, d’abord pétrifiée de timidité devant son érudition mise au service d’une intelligence hors norme, je n’ai pas tardé à découvrir que s’y joignaient une grande délicatesse dans les relations humaines, un respect de l’autre, une bienveillance à l’égard des plus jeunes, qui ne le privait pas pour autant de fermeté et d’un humour très british. Enfin, une insatiable curiosité, pas seulement à l’égard du monde antique, mais aussi pour toutes les manifestations de l’art et de la culture en général, et un intérêt pour la politique qui ne se cantonnait pas au IIe siècle avant J.-C.

À l’École, il donna tout au long de sa vie le meilleur de ses qualités de chercheur, à travers sa participation à de nombreuses rencontres, à des projets collectifs, à travers la publication d’articles qui firent date dans les colonnes même de cette revue et du très beau livre sur Onofrio Panvinio et les antiquités romaines qu’il donna dans la Collection de l’École française de Rome en 1996. Car, s’il fréquenta assez peu la Bibliothèque Vaticane pendant son séjour comme membre, il en devint par la suite un lecteur assidu : son intérêt pour les documents primaires servant de matériau à notre connaissance de l’Antiquité lui avait fait rencontrer les humanistes de la Renaissance qui collationnèrent ces témoignages antiques dont certains, perdus depuis, ne nous sont parvenus que par leur entremise. C’est ainsi qu’il se passionna pour l’histoire de l’humanisme et de la transmission de l’antique à partir de la Renaissance.

Ce que l’on sait peut-être moins, c’est qu’il fut aussi un remarquable administrateur de la recherche. L’EFR n’est certes pas la seule à avoir bénéficié de ses talents, mais, en tant qu’ancienne directrice, je veux rappeler le rôle essentiel qu’il a joué dans le pilotage de l’institution au cours de la décennie 2010, comme président du conseil d’administration et membre du conseil scientifique entre l’automne 2011 et juin 2017, puis comme membre du conseil scientifique et représentant du Secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres au conseil d’administration jusqu’en 2020. La confiance absolue que nous avions l’un en l’autre, la complicité qui existait entre nous, furent pour moi un soutien constant et une chance immense dans mes fonctions de directrice.

En plus de son souci pour les publications de l’École, qui ne s’arrêta pas au lancement de la collection des Classiques, il faut évoquer son intérêt, je dirais même sa « gourmandise », pour les questions touchant à la bibliothèque, ce qui ne surprendra pas ceux qui le connaissaient bien. C’est en utilisateur mais aussi en connaisseur éclairé qu’il prêta toujours la plus grande attention aux rapports des directeurs de la bibliothèque. Il joua en particulier un rôle central dans le comité Volterra chargé de conseiller scientifiquement la bibliothèque et la direction dans sa politique d’enrichissement et de mise en valeur du fond déposé à l’École par les héritières du
grand professeur de droit romain que fut Edoardo Volterra. Je garde un souvenir lumineux de la visite que nous fîmes en septembre 2013 à Sienne, auprès de la famille d’un autre grand juriste, Domenico Maffei, qui envisageait de vendre à l’École la bibliothèque de ce dernier. La chose ne se fit pas et, dès le départ, Jean-Louis avait avec raison douché mon enthousiasme pour cette proposition qui dépassait les moyens financiers et matériels de l’École. Son plaisir à manipuler ces livres plein de poudre insecticide, l’œil pétillant, était cependant bien réel. Le sérieux de son expertise, mais aussi son humour, avaient marqué cette journée qui témoigne de son entier dévouement à l’EFR (il avait fait le voyage depuis la France pour l’occasion).

Il avait, comme beaucoup d’entre nous, conscience d’avoir vécu, comme membre et ensuite dans le monde universitaire, une époque privilégiée désormais révolue. Mais son adhésion à la « Realpolitik » qu’il voyait déjà à l’œuvre chez les Romains le poussa toujours à tirer le meilleur de ce que pouvait offrir notre époque pour les plus jeunes. Au lieu de se lamenter sur la disparition de la thèse d’État, il comprit que reculer l’âge du séjour des membres était la meilleure manière de sauver ce qui est le plus précieux dans l’apport de l’EFR : un temps de liberté dans la recherche que l’on ne retrouve jamais par la suite et qui est déterminant pour l’ensemble de la carrière.

Comme président du conseil d’administration de l’École entre 2011 et 2017 il joua un rôle essentiel pour préserver la spécificité d’un établissement comme l’EFR dans un contexte budgétaire contraint et en un moment d’évolutions qu’il ne refusa pas a priori, et qui aboutirent entre autres à la création du Réseau des Écoles françaises à l’étranger. Il mit au service de l’École ses compétences dans la lecture d’un budget, ses préoccupations pour l’entretien des bâtiments et la politique d’investissement, sa fermeté dans les négociations, son attention à saisir les opportunités de financement, toujours dans le souci de développer les moyens de la recherche et de la formation à la recherche.

Telle était bien en effet sa préoccupation première : c’est au service de la recherche et des chercheurs qu’il mit jusqu’au bout ses qualités d’administrateur. La relecture de la correspondance nourrie que nous avons eue au cours des huit ans de ma direction me plonge dans une très grande tristesse. Son intelligence, la sûreté de ses analyses toujours fondées sur un examen approfondi de la situation, sa sensibilité et la justesse de ses conseils s’y retrouvent pleinement. Au détour de nos échanges, il y avait parfois quelques remarques plus personnelles, sur ses inquiétudes à l’égard de sa mère qu’il accompagna dans ses dernières années en dépit de sa propre fatigue et de sa santé fragile. Avant même que ne se déclare en 2018 le mal qui devait l’emporter, Jean-Louis reconnaissait avec simplicité ses moments de faiblesse physique, qui, par contraste, rendent encore plus admirables la force de travail constante qu’il manifestait, ainsi que son attention aux autres. Ces quelques lignes, le témoignage qu’elles portent, traduisent bien mal la dette immense de l’EFR et de moi-même à son égard.